SOMMAIRE DE LA CAUDRIOLE N° 17

 

11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

 

Janvier-Février-Mars   2006

 

Numéro spécial "Jeunes" et "Humour"

 

Numéro spécial "Concours de Nouvelles 2005"

 

Vous pouvez découvrir dans ce numéro les nouvelles

récompensées lors de notre concours.

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Illustration BD page 2

Patrick MERIC

De vous à moi  page 3  

Paule LEFEBVRE

Un aller Simple  page 4-5-6-7  

Jérémy BELOT

Visite surprise  page 8 à 13  

Michèle BALEMBOIS-BEAUCHEMIN

Puddingue  page 14 à 20

  

Sandra CHAMPAGNE-ILLAS

Ch'étot écrit   page 21-22-23  

Jacques HUET

Les marrons  page 24-25  

Guy LEFEBVRE

Helmut, l'allemand qui… page 26 à 29  

Gilbert BASQUIN

Deux crimes en un  page 30 - 31  

Eloïse OLIVIER

Revue de presse page 32 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Infos et abonnement    

 

AVIS DE CONCOURS

Editions littéraires

*  Retrouvez l’auteur dans la revue littéraire.

 

RETOUR MENU

 

 

 

 

 

 

 

 Nous vous souhaitons de joyeuses fêtes !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

P1

 

VOUS AVEZ DIT "NOUVELLES" ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haut

 

 

Mais oui, mais c'est bien sur ! L'appel de l'Office Municipal de la Culture a été entendu. Une petite cinquantaine de textes, nouvelles fraîches ou torrides, tendres ou cruelles, nous ont été envoyés de divers horizons géographiques : Lille, Douai, Wimereux, Les Ardennes, Lyon, etc … et bien sûr notre Cambrésis que La Caudriole dessert régulièrement.  Bravo à tous !

 

Un grand merci à nos correcteurs, au nombre de cinq, anonymes comme il se doit, comme l'étaient aussi les copies, dûment lues par chaque correcteur donc cinq fois. La sélection  fut difficile eu égard à la qualité des travaux.

Un hommage est à rendre à la compétence et aux scrupules de nos opérateurs.

 

Quant aux auteurs déçus, je les rassure. Si d'aventure une perle rare, trop frileuse peut-être, avait échappé au flair de nos détecteurs, sachez qu'il y aura d'autres occasions, et surtout qu'un texte peut se retravailler à merci et qu'on peut toujours forcer son talent.

 

Puisque nous en sommes au bilan, je pose douloureusement la question suivante : "que sont nos "juniors" devenus ?" …Une seule candidate !

Il me semble que le genre littéraire de la nouvelle ne fasse pas recette dans les lycées et collèges, alors même qu'une certaine mode remet en selle les textes courts et les livres de 200 pages.

 

LA  CAUDRIOLE  A  4 ANS !

 

Le comité et moi-même présentons nos vœux de bonne et heureuse année 2006 à tous ceux qui gravitent autour de notre journal, et naturellement aux lecteurs qui le font vivre.

 

JOYEUSES FÊTES !

        Paule Lefebvre

 

 

 

 

P2

 

1er PRIX           Jérémy BELOT de Lille

 

UN ALLER SIMPLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Haut

 

 

Je suis jamais parti en vacances. Même petit, même maintenant. Faut dire que maman nous élève seule, mes sœurs et moi, depuis que papa nous a quittés. Ca va faire presque deux ans. Maman prétend qu’il est à l’étranger pour son travail, trop loin pour revenir nous voir. Mais qu’il prépare notre arrivée… J’y croyais pas trop. Jusqu’à ce matin. Elle nous a annoncé qu’on allait le rejoindre. Enfin un vrai voyage ! Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, on y va en train ! Ma passion ! « Une passion qui te perdra ! » m’enguirlande toujours maman quand je rentre les mains noires, après être allé traîner près du passage à niveau.

Pourtant je l’ai jamais pris. Mais depuis que je sais marcher, je sais pas pourquoi, tout ce qui touche au chemin de fer ça m’intéresse. Ca m’attire même. Irrésistiblement. Les gares, les voies ferrées, la maison du garde-barrière, c’est mes endroits favoris. Les convois, les voitures, les wagons, mes terrains de jeux préférés. Et ce que j’aime avant tout, c’est les locomotives. Attention ! Pas celles qui puent, au diesel, ou celles sans âme, électriques. Celles à vapeur ! Elles m’impressionnent, sans pour autant me faire peur. Je dirais plutôt que je les respecte, parce qu’elles me touchent… Parfois j’ai même l’impression qu’elles me parlent. Rien qu’à moi. « Tu dérailles ! » s’est moqué mon cousin David quand je lui ai fait cet aveu. C’est un comique mon cousin David, mais là il m’a pas fait sourire. Car moi, je suis certain que leur tchou-tchou me murmure des trucs… Quelque chose comme « Monte avec nous… On ira partout… Au Pérou… Ou à Tombouctou… ».

 

Avec leur cheminée et leurs lanternes rouges, elles me font penser à un chef indien. Avec ses peintures et son calumet. Tiens ! Comme celui dans Tintin… Aussi nobles et mystérieuses. Souvent je vais les observer dans la gare de triage, pas loin de chez nous. Je pourrais rester là des après-midi à les regarder manœuvrer, à scruter chaque geste des mécaniciens ou des conducteurs. Ou même rien qu’à les contempler. Même qu’à force, je suis sûr que je saurais en conduire une. « Chiche ! » qu’il a parié David. Mais c’est pas si facile. Car il faut faire gaffe à pas rencontrer le chef de gare, un vrai méchant celui-là. Lui c’est plutôt Rastapopoulos ! Une fois, il nous a attrapés et il nous a braillé aux oreilles que s’il nous revoyait ici, il nous chasserait à grands coups de pied au cul ! Heureusement il y a aussi monsieur Lantier. C’est le plus ancien des mécaniciens, mais c’est le meilleur ! Il connaît tout sur les machines, je crois même qu’il en a déjà démonté une en entier, et l’a remontée les doigts dans le nez. En plus, ça le dérange pas de passer des heures à m’expliquer comment ça marche une locomotive. « A mon âge petit, c’est pas le temps qui manque » il me le répète souvent…

Lui sa passion, c’est les anciens modèles, ceux qu’on trouve dans les romans de Jules Verne. Comme la Crampton 1880. Une merveille avec ses dorures qui brillent sous le soleil, et ses roues immenses. Son rêve, c’est de la refaire rouler. Dès qu’il a fini son travail, il s’enferme dans son atelier pour la réparer. Le problème c’est qu’il a jamais fini. Aussitôt qu’il a réglé un problème, un autre apparaît aussi vite ! Quand je lui ai demandé pourquoi il s’acharnait autant, il a ouvert de grands yeux et a lâché sa clef anglaise de surprise. « Espèce de petit ignare ! ». Il a fait semblant de me gronder. « Pour le patrimoine, voyons ! ». J’ai pas très bien compris ce qu’il entendait par là. Faudra que je demande un jour à mon oncle Joseph, il était instituteur. J’avais déjà posé la question à pépé, mais je pense que lui non plus il a pas pigé. Il m’a expliqué que ça avait à voir avec l’argent… Faut dire, il parle que de ça.

Mais pas monsieur Lantier. Il est pas comme les autres adultes. Il s’énerve jamais. Un soir, il m’a même laissé tirer sur le sifflet pendant qu’il rentrait une locomotive. Un autre, il a failli me faire chialer tellement il m’a ému… Il m’a offert son livre de classe, celui dans lequel il a tout appris sur la mécanique. On m’a jamais fait plus beau cadeau ! Je le lis tout le temps, au grand dam de maman qui prétend que je le connais mieux que mes tables de multiplication. Elle a peut-être pas tort… N’empêche, quand je serai grand, je serai mécanicien ! Comme monsieur Lantier.

 

A la gare, on a retrouvé pépé, mémé, et quelques-uns de mes oncles et tantes. Ils viennent avec nous. Paraît que papa leur a aussi trouvé du travail là où on va. C’est vrai qu’ici, depuis deux ou trois ans, c’est pas la joie. « Les temps sont durs et ça va pas s’arranger… » ronchonne toujours pépé. Je crois qu’il commence à radoter, il répète souvent la même chose. Et comme il recommençait, j’ai préféré filer. Pour aller voir la locomotive. Ouah !!! Une 241 !!! La plus grande et la plus puissante d’Europe ! 25 mètres 950, 123 tonnes en ordre de marche, vitesse limite 120 kilomètres-heure… De la dynamite ! Comme d’habitude, j’allais grimper sur le tender quand on m’a attrapé par le bras…

- « Qu’est-ce que tu fous là ??? » m’a houspillé un gendarme.

- « Rien m’sieur, » que je réponds. « Je voulais juste admirer le tableau de bord parce que, vous savez, les trains c’est ma passion… »

Et comme il continuait à me lancer un drôle de regard,  je lui ai montré mon livre sur la mécanique. Je le quitte jamais. Encore heureux…

- « Bon, ça va pour aujourd’hui petit, » se radoucit-il en jetant des coups d’œil autour de lui. « Mais magne-toi ! »

- « Oh oui m’sieur ! Merci m’sieur ! ».

Comme promis, je me suis dépêché. Puis j’ai rejoint maman. Je lui ai raconté que pour la locomotive, ils s’étaient pas moqués de nous. Ca rattrape les voitures, remplacées par de simples wagons. « C’était moins cher », m’avoua maman. Bah, au fond, on prend pas l’Orient-Express…

 

Pendant le voyage, j’ai retrouvé David. Et même si on avait pas beaucoup de place, on a animé ce wagon où les gens souriaient pas. Des vraies portes de prison ! Pourtant, c’est les vacances, faut s’amuser ! J’ai jamais compris pourquoi les adultes étaient si sérieux. Comme si, en grandissant, on perdait sa joie de vivre. J’espère que quand je serai grand, moi, je l’oublierai pas…

 

Un moment, le train a ralenti. Les autres ont cru qu’on était arrivé. Mais en regardant par la petite vitre, ils ont vu qu’on était arrêté en pleine campagne. Et comme personne comprenait pourquoi, je leur ai expliqué. En imitant mon maître d’école… « C’est simple », j’ai dit. « Notre locomotive consomme 100 litres d’eau au kilomètre. Et comme son bogie n’en contient que 35 mètres cubes, soit… 35 000 litres, il faut remplir la cuve d’eau au bout de 350 kilomètres », j’ai affirmé en bombant le torse. Ils en ont tous restés babas ! Pas mécontent, je me suis tourné vers maman. Je crois qu’elle était fière de moi, elle avait la larme à l’oeil… 

Par la fenêtre, on vu aussi qu’il y avait de la neige partout. Une sacrée couche même ! « Chouette ! » je me suis écrié. « On va pouvoir faire des batailles et des bonshommes quand on y sera ! ». Puis avec mes cousins, on s’est mis à danser en chantant : « Vivement qu’on arrive ! Vivement qu’on arrive ! ». Brusquement, le convoi a alors redémarré. On en est tombé sur le cul ! Ca nous a bien fait marrer…

 

Enfin !!! Au bout d’une journée, on est finalement arrivé ! J’en pouvais plus, surtout que j’ai pas pu dormir avec ceux qui ronflaient… En descendant du train, j’ai cherché papa du regard. Mais il y avait trop de monde pour que je puisse y voir quelque chose. Maman a dit qu’il devait sûrement nous attendre à l’intérieur du village de vacances. Pour le rejoindre plus rapidement, j’avais déjà doublé en douce des petits vieux qui avançaient pas. Maman m’a vite remis à ma place dans la file. « T’as bien le temps d’y être… », elle a ronchonné.

 

En passant le porche d’entrée, un type en uniforme, le gardien sans doute, a déclaré qu’on allait passer une visite médicale. « Comme ça, personne pourra prétendre qu’on ne prend pas soin de vous ! », il a ajouté en riant. Maman s’est alors penchée vers moi, m’a tenu par les épaules, et m’a fait promettre une chose : que lorsque le médecin me demanderait mon âge, il fallait que je réponde quinze ans.

 

J’en ai ouvert des yeux comme des soucoupes ! Mazette !!! Maman, qui me demande de mentir… Incroyable ! Ca l’a un peu fait sourire, et elle m’a expliqué pourquoi. Dans la queue, on murmurait que les enfants de moins de quinze ans on leur faisait avaler une cuiller d’huile de foie de morue. « Beurk !!! », j’ai pas pu m’empêcher de crier. Non ! Pas ça ! Une fois mémé a voulu m’en donner : « c’est bon pour c’ que t’as ! », elle disait. Tu parles ! C’était tellement dégueulasse que je lui ai tout recraché dessus. Et comme je veux pas retenter l’expérience, je vais obéir à maman.

Ouf ! Le docteur m’a cru. Je pensais pas y arriver tellement je tremblais. Bon, c’est vrai. Pour mon âge, je fais grand et costaud. Mais tout de même… Enfin, Le principal c’est que j’ai échappé à l’huile. L’inconvénient c’est qu’on m’a séparé de maman et mes sœurs. Je suis allé d’un côté avec les hommes, elles d’un autre. « C’est pour ton bien !!! » a hurlé maman dans mon dos. Je me suis retourné pour lui faire signe… et j’ai vu qu’elle pleurait. Merde ! Ca m’a fait mal au cœur ! D’un coup, j’ai réalisé. Depuis que papa était plus là, l’homme de la famille c’était moi et je les laissais partir, seules, sans personne pour les protéger. Et tout ça pour quoi ??? Pour éviter une malheureuse petite cuiller d’huile de foie de morue ?? Je me suis pas senti très fier… Alors j’ai pris mon courage à deux mains, je suis sorti du rang et me suis planté devant le médecin. « J’ai menti, m’sieur. J’ai douze ans ! »,  je lui ai avoué en me mettant au garde-à-vous. Le silence s’est fait autour de moi, plus rien bougeait, et tous les regards se sont tournés vers lui. Impassible, il m’a longtemps fixé de ses yeux bleu acier. Puis il m’a gentiment tapoté la joue. « Tu es un brave garçon », il a fini par dire. « Allez ! File rejoindre ta mère ». Ce que je fis illico presto.

Je suis soulagé. Finalement j’ai échappé à la cuiller assassine. Ils ont dû m’oublier. Tant mieux ! Mais surtout, je suis à nouveau avec maman et mes sœurs. Il y a quand même un truc qui m’échappe… Pourquoi maman arrête pas de répéter, entre deux sanglots : « Fallait rester où t’étais… Fallait rester où t’étais… ». Je pouvais pas les abandonner ! Bah ! Ca lui passera. Comme pépé dit tout le temps : « Une femme c’est compliqué. Tu verras quand tu seras grand ! »…

 

En avançant dans le camp, un gars nous a annoncé qu’on devait prendre une douche avant d’avoir la clef de notre pavillon. Encore par souci d’hygiène j’ai cru comprendre… Il était bizarre ce type. Pâle et triste comme un jour de pluie. Et surtout, il portait un drôle d’habit. On aurait dit un pyjama… Avant d’entrer dans la douche, je lui ai quand même demandé s’il pouvait me garder mon livre. Je veux pas qu’il s’abîme…

-   « Maman    ?!? Pourquoi… ça me brûle la gorge… » je lui demande en toussant.

- « C’est rien mon chéri… Viens… » elle répond en me serrant contre elle. »

 

En sortant du bâtiment, l’homme à la tenue rayée jeta le livre dans un grand four…

                                                Jérémy BELOT 

 

 

 

P3

 

2ème  PRIX          Michèle BALEMBOIS-BEAUCHEMIN

de Fontaine Au Pire

 

 

VISITE SURPRISE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haut

 

- Il a fallu qu’elle vienne quand même, la vieille chouette ! s’exclama Dominique en jetant un coup d’œil dehors par un interstice du store vénitien.

Son père attendait aussi derrière la grille de fer forgé mais, comme d’habitude, la jeune femme concentrait toute sa rogne sur sa mère.

Impossible de feindre l’absence, aujourd’hui, puisque Caroline jouait à la poupée sous le micocoulier.

Convaincue de ne devoir l’existence qu’à un aléa de l’incertaine méthode Ogino, Dominique ne voyait pas au nom de quoi elle en eût ressenti quelque reconnaissance à l’égard de ses géniteurs, comme les appelait Bertrand, son mari. (L’heureux homme était né, lui, de parents inconnus).

Bizarrement, c’étaient ses rancoeurs les plus anciennes que Dominique remâchait à tout propos.

Par exemple, qu’elle eût été affublée d’un prénom asexué qui traduisait sans équivoque le regret de Lucienne de n’avoir pas mis au monde un fils ; ou que ses parents ne lui eussent jamais donné la petite sœur que, vers l’âge de sept ans, elle avait réclamée à cor et à cri. Et comment pourrait-elle oublier ce moka à neuf bougies que, de dépit, elle avait flanqué par terre et piétiné ? C’était avec ses copains d’à côté qu’elle voulait le manger… mais Lucienne n’avait pas voulu de petits pouilleux chez elle.

A cette époque, sa mère était une obsédée de la chevelure. Que Lucienne fût la reine du toupet artistement échafaudé et brillantiné, Dominique s’en fichait comme de son premier biberon, mais qu’elle eût contraint sa fille à porter seize papillotes pendant quelque trois mille six cent cinquante nuits, même quand cette dernière se trouvait chez M’man Ninie, c’était du sadisme. Pourtant, un jour, sans crier gare, Lucienne avait livré aux ciseaux massacreurs de sa couturière les anglaises fraîchement tire-bouchonnées de la petite princesse : une coupe à la garçonne serait tellement plus hygiénique et plus commode pour une fillette qui allait entrer en sixième à l’internat Sainte-Clotilde… Néanmoins, selon l’usage, les douces crolles d’or avaient été ensevelies dans un linceul de papier de soie et rangées avec vénération au fond du tiroir à bijoux.

Dominique était trop jeune encore pour supporter avec humour la distraction de professeurs qui, dix jours après la rentrée, fixant ses courtes boucles de pâtre grec, continuaient à s’enquérir :

-  Dominique, fille ou garçon ?

Désormais, cette crise d’identité n’était plus qu’un mauvais souvenir. En même temps que de patronyme et de lieu de résidence, Dominique avait changé de prénom : ici on ne connaissait que Madame Viviane Daberlin.

 

Troisième coup de sonnette.

Bon, autant aller ouvrir. En finissant de se sécher les mains à son tablier, Viviane sortit sur la terrasse ensoleillée. Elle apostropha les arrivants :

-  Qu’est-ce qui vous a pris de débarquer sans prévenir ?

L’amène sourire disparut de la face bronzée des fringants vacanciers. Maurice répondit avec empressement :

- Ta cousine Flora nous a dit que vous n’étiez pas encore partis pour La Baule.

Comme nous campons à vingt kilomètres d’ici, nous avons pensé vous faire une surprise.

A mi-voix, il ajouta, presque en s’excusant :

- Voilà plus d’un an que nous n’avons pas vu les petits…

Maurice et Lucienne savaient bien que, s’ils avaient téléphoné, il y aurait eu un empêchement qu’on n’aurait pas plus cherché à justifier qu’aux dernières vacances de Pâques, de février… et de Noël. (« Nous n’avons pas de comptes à rendre à tes parents » avait décrété Bertrand.)

Viviane engagea la lourde clé dans la serrure et entrebâilla un vantail.

-  Entrez.

Quatre gros baluchons étaient posés à côté des visiteurs. Ils n’avaient tout de même pas l’intention de s’incruster ici pendant des jours et des nuits, non ?

Comme, à la réflexion, cela lui paraissait peu probable, Viviane s’abstint, provisoirement, de tout commentaire. Elle s’effaça pour les laisser passer mais reprit prestement la tête de la file après avoir refermé la porte, esquivant d’hypocrites effusions. En outre, c’eût été dégoûtant de les embrasser, ils étaient tout en sueur.

Caroline, très occupée à langer son poupon, leva à peine les yeux sur ces gens qui passaient à cinquante mètres d’elle. Elle était nue et dorée comme un angelot d’église baroque.

-  On peut lui dire bonjour ? demanda Lucienne.

-  Tout à l’heure. Je l’appellerai.

Le hall parut à Lucienne et à Maurice un havre de fraîcheur. Viviane restait sur son quant-à-soi, un peu en retrait, ne sachant pas encore si elle allait les faire entrer dans le salon qu’elle était en train de wassinguer quand la sonnette avait carillonné. Elle renonça : à quoi bon encourir des critiques sur ses goûts avant-gardistes en matière de décoration ? (Et pourtant un observateur averti eût reconnu, dans le même agencement, les sièges inconfortables et les meubles rigides qu’elle avait connus chez ses parents – mais en version cuir, verre, stratifié et acier).

Embarrassés, Maurice et Lucienne restaient debout. Bertrand sortit de la cuisine :

- Maurice, Lucienne ! Quelles nouvelles ? dit-il en parodiant le parler de sa belle-mère, namuroise d’origine.

Pas plus que sa femme, il n’invita les visiteurs à se mettre à l’aise et à s’asseoir.

Maurice et Lucienne avaient eu très chaud en voiture, et ils auraient donné cher pour un grand verre d’eau froide. A trois kilomètres de là, ils avaient mangeotté des morceaux de baguette au jambon tiède, déjà ramollis sous leur feuille d’aluminium, et ils s’étaient désaltérés sans plaisir à leur bouteille de thé sans thé – c’était ainsi que Lucienne appelait l’eau minérale à cinquante degrés Celsius !

A l’issue de cette brève halte, ils avaient enfilé un tee-shirt sec et s’étaient donné un coup de peigne. Pas question de faire honte à leur fille en se présentant dans une tenue négligée.

Caroline avait probablement terminé la toilette du baigneur car elle surgit fort à propos, radieuse baby doll, dans le rectangle éblouissant de la porte restée ouverte. Cet encadrement faisait d’elle la réplique presque parfaite de Dominique au même âge, telle qu’on la voyait sur la photo prise chez M’man Ninie ; mais, sur l’armoire, à Paris, Dominique portait une jolie robe rose empesée, à smocks et à volants.

Caroline s’agrippa au bermuda de son père.

-  Qui c’est, les gens ? s’enquit-elle.

-    D’abord il est impoli de dire : « Qui c’est ? », lui fit remarquer Dominique, et tu sais bien que tu ne dois pas venir interrompre la conversation des grandes personnes. Je ne t’avais pas appelée…

Lucienne intervint :

-  Tu ne reconnais pas ton papy et ta mamie, Minouchette ? Viens donc nous donner un gros bisou !

L’enfant ne savait plus que faire et probablement se méfiait-elle de cette étrangère trop familière.

Le maladroit Minouchette avait échappé à Lucienne. C’est ainsi qu’elle appelait Dominique quand, aux congés, elle allait la voir avec Maurice chez M’man Ninie.

Déjà finaude, Minouchette trouva un compromis : elle tendit sa joue droite à Lucienne et fit un semblant de révérence devant son grand-père. Puis, sans plus s’attarder, elle retourna à ses jeux.

Cependant, avant de passer le seuil, elle proposa :

- Viviane, veux-tu que je monte avertir mes frères de la visite des grands-parents ?

-    Non, tu sais bien que tu ne dois pas les déranger quand ils font leurs devoirs de vacances. Mets plutôt ta bouée et va faire quelques longueurs de piscine. Tes frères iront te rejoindre dans un quart d’heure.

-  Tu veux dire que vous avez une piscine privée ? s’étonna Maurice.

-   Oui, depuis quelques mois, répondit Bertrand. Ma mère nourricière s’est fait écraser par un camion, l’année dernière, dans ce bled de l’Oise où elle vivait. Les enfants profitent ainsi de ses petites économies.

Il ne saisit pas l’occasion de remercier ses beaux-parents d’avoir cautionné, en hypothéquant leur propre appartement, l’emprunt qui avait permis de construire cette maison.    

 

Au lendemain de leur mariage, nantis de quelques diplômes et de leurs livrets de caisse d’épargne, Dominique et Bertrand étaient venus abriter leur jeune bonheur dans une mansarde grise du vieux Nîmes. Ce n’était qu’après un an de débrouille et de petits boulots que Bertrand avait trouvé un travail à la mesure de ses compétences. Et que, deux ans plus tard, ils avaient voulu leur premier enfant et rêvé d’un véritable foyer où Viviane élèverait, dans le confort et l’harmonie, une ribambelle d’adorables marmots…

Lucienne désigna les sacs de voyage abandonnés sur le dallage de travertin et prit un ton enjoué :

-  Cadeaux pour toute la famille ! En ce qui concerne les survêtements (Elle pourrait  dire « joggings » comme tout le monde, pensa Viviane), je n’étais pas trop sûre de la taille de chaque enfant… et à vrai dire je ne connais pas leurs goûts ; j’espère ne pas être tombée à côté de la plaque.

Sa fille la fusilla du regard. Cette expression triviale –et déjà désuète- était choquante

dans la bouche d’une femme qui s’était tant offusquée des quelques provocations langagières de Dominique adolescente. Et la vulgarité n’avait pas cours ici.

- Déballe tes sacs et pose les paquets sur ce coffre, ordonna-t-elle. On verra plus tard.

Son père lui tendit une enveloppe :

-  Tiens, c’est pour la rentrée scolaire des enfants.

-  Merci, dit-elle en empochant le chèque.

 

Depuis que Bertrand était représentant en hydrocarbures sur un très large secteur, il n’avait vraiment pas besoin d’aucune aumône pour faire bouillir la marmite. Mais, puisque ses vieux y tenaient, sa femme aurait été bien bête de refuser un fric dont ils n’avaient que faire et qui lui reviendrait, de toute façon, après leur mort, disait-il.

Les Daberlin supportaient mal d’être continuellement harcelés. A croire que Lucienne et Maurice n’avaient pas compris le sens du déracinement délibéré des jeunes mariés. Viviane s’était vite rendu compte que, si la distance avait réduit la fréquence des rencontres, elle n’empêchait pas ses parents de continuer à étouffer leur progéniture sous des monceaux de cartes postales du type : « Bons baisers de Majorque, de Londres ou de Tataouine… », de colis de jouets démodés ou même, une fois, de pages de jérémiades qu’ils avaient cru mieux faire passer avec quelques fafiots.

Quant au téléphone… Un jour que Viviane était au bord de la crise de nerfs, Bertrand s’était rué sur le combiné et avait hurlé :

-  Vous avez bientôt fini de dédouaner votre conscience ?

Il leur avait décrit le mal-être de sa femme quand elle les entendait. Se rendaient-ils compte à quel point ils perturbaient la vie conjugale et familiale de leur fille ? Il était temps qu’ils sachent qu’ils la rendaient carrément malade quand ils annonçaient leur visite.

Après ce clash Maurice et Lucienne s’étaient tenus un moment tranquilles mais, depuis qu’ils étaient en retraite, ils rôdaient dans le coin tous les étés à les épier, à les tourmenter, à tenter d’inverser la culpabilisation peut-être ?

Allait-il falloir leur enjoindre, plus clairement encore, d’aller planter leur tente ailleurs, au propre comme au figuré ?

… Lucienne et Maurice déglutirent le peu de salive qui leur restait et sortirent une vingtaine de paquets. Un papier cadeau rouge et or, décoré de pères Noël, recouvrait une bonne moitié d’entre eux.

Profitant de ce que ses beaux-parents avaient le dos tourné, Bertrand essaya de passer un message à sa femme, lui désignant l’étage, leurs visiteurs, puis tapotant nerveusement sa montre.

Mais Viviane ne comprenait pas. Agacé, il décida de s’exprimer à mots censés être voilés :

-    Ma chérie, tu devrais appeler tout de suite les garçons. Tes parents sont fatigués, ils ne vont pas rester une demi-heure à les attendre.

En son for intérieur, Viviane bénit la présence d’esprit de son conjoint. Elle s’approcha de l’interphone et demanda à ses fils de descendre. Ce qu’ils firent instantanément, en file indienne, le plus jeune devant, le plus âgé fermant la marche.

Lucienne, échaudée, ne sollicita aucune autorisation. Elle se pencha vers Pierre et fit claquer deux gros baisers sur ses joues rondes. Pendant ce temps, Nicolas, le plus grand, tendait la main à Maurice :

-  Bonjour, Mons…

Il se reprit :

-  Bonjour, grand-père.

Louis, qui lui emboîtait le pas, salua ses grands-parents de la même façon. Il ajouta tout de même, l’index pointant les cadeaux empilés :

-  Merci pour vos cadeaux divers.

(Curieuse façon de parler, se dit Lucienne : divers ou d’hiver ? A neuf ans cet enfant est-il déjà capable d’ironiser ?)

Elle avait effectivement fait la plus grande partie de ses emplettes en décembre, espérant, contre tout bon sens, que sa fille accepterait de remonter à Paris pour réveillonner en famille.

Mais Louis n’alla pas dénouer les bolducs. Le silence s’installa, l’atmosphère s’alourdit. Les garçons remontèrent dans leur chambre (ou leurs chambres ? se demanda Lucienne. Jamais ni elle ni son mari n’étaient allés à l’étage.)

Viviane, joviale, lança :

-  Les garçons élèvent des lapins au fond du jardin. Voulez-vous les voir ?

Après un bref regard en direction de Lucienne, Maurice acquiesça. Dehors, ils auraient peut-être droit à des sièges en plastique et à un rafraîchissement. Sa femme devait avoir la pépie comme lui.

Maurice s’extasia devant les géants des Flandres, énormes lapins gris dont chaque abattage fournissait tant de chair que Bertrand en avait déjà rempli un demi congélateur. Lucienne chercha en vain le chien qui aurait pu ronger les os.

Viviane constata en geignant qu’il y aurait encore des seaux de mange-tout à cueillir ce soir : depuis le début du mois, on passait au moins une soirée sur trois à les stériliser.

Lucienne osa :

- Nous sommes encore pour quelques jours dans la région… Si tu le veux, nous pouvons t’aider à les cueillir et à les préparer…

- Ce n’est pas la peine, répliqua vivement sa fille ; nous nous débrouillons en famille.

Bertrand ajouta :

-  Profitez plutôt de vos vacances, l’arrière-pays nîmois est si beau…

Autour de la piscine où s’ébrouait Caroline, à l’ombre légère des tamaris et des mimosas, un salon de jardin et des chaises longues invitaient au farniente. Le lavandin embaumait et les lauriers-roses n’étaient qu’une fleur. Volubile, Bertrand expliqua à son beau-père les tenants et les aboutissants de la construction, du fonctionnement et de l’entretien d’une piscine.

Viviane répondit aux questions de sa mère sur la scolarité des garçons : c’était le seul sujet susceptible, en l’occurrence, de la rendre prolixe et d’animer ses traits. Elle mit les bons résultats de l’année précédente sur le compte d’une éducation quasi spartiate et d’une ambiance familiale sécurisante. Elle n’interrogea ses parents ni sur leur santé, ni sur leurs activités, ni sur leur environnement qui avait été aussi le sien pendant quinze ans.

 

Sans s’être concertés, Bertrand et Viviane tiraient leurs visiteurs vers le portail.

-  Bon, ben, à l’année prochaine ! dit Dominique.

Le O de la bouche de ses parents se figea, comme dans ces cauchemars où les appels de détresse restent aussi muets que les coups de gueule d’une carpe. Les Daberlin détournèrent leur regard.

Puis Bertrand tendit la main à ses beaux-parents. Prenant exemple sur sa fille, Dominique présenta sa joue. Même si ce contact physique la révulsait, elle ne pouvait pas éviter un minimum de salutations finales sans se prêter à des remarques qui prolongeraient la visite.

 

… Dix minutes de mutisme plus loin, Lucienne et Maurice se reprocheraient, pour la énième fois, d’avoir laissé leur bébé à M’man Ninie pendant cinq ans. L’après-guerre, la crise du logement à Paris, le deux-pièces lilliputien de la mère de Maurice, grabataire, leurs emplois à préserver, ne leur paraissaient plus, depuis longtemps, des raisons suffisantes pour s’être privés de leur fille. Ils avaient pourtant cru bien faire, à l’époque, et Dominique s’était épanouie à ravir au grand air de la campagne boulonnaise, adorant une grand-mère maternelle qui lui consacrait chaque minute de sa vie…

Lucienne n’oublierait jamais le retour forcé de la petite, après la mort subite de M’man Ninie. La première nuit, alors qu’elle se penchait sur sa fille qui hoquetait de désespoir dans son oreiller, elle avait vu se dresser une furie menaçante et cramoisie :

- Va-t-en ! Je ne t’aime pas ! Je te crèverai les yeux ! Je veux retourner chez ma mémère…

 

Maurice et Lucienne, un peu voûtés, remontèrent dans leur voiture étouffante.

Ils ne demandèrent pas à dire au revoir aux enfants. Par bonheur, Dominique et son mari ne s’étaient pas attardés à la porte. Ils eurent le temps de rapporter les sacs vides que les vieux avaient oubliés sur la terrasse.

 

                                                Michèle BALEMBOIS-BEAUCHEMIN

 

 

 

 

 

 

 

P4

 

3ème  PRIX       Sandra CHAMPAGNE-ILAS de Gommegnies

 

PUDDINGUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haut

 

 

 

La famille, c’est une grande table, et tout le monde autour.

Laetitia Casta, Téléstar 2001

 

« Aujourd’hui, rien. »

Cesare Pavese, Le Métier de vivre

-      Tu devrais l’annoncer à maman.

-      Annoncer quoi ?

-      Ta grossesse.

-      Ma grossesse ! Quelle grossesse ?

        -  Celle que tu devrais avoir depuis un bail. Voyons, Rachel, tu ne vois donc pas que maman et papa n’attendent que ça ?

-      Tu veux dire, mon bonheur ?

        -   Mais non, grosse patate, un bébé tout mignon qu’ils pourraient papouiller à longueur de journée.

-      Et pourquoi t’en fais pas toi, des gosses ? Pourquoi moi, toujours moi ?

        -    Parce que je suis beaucoup plus jeune que toi ! Parfois je me demande si ce n’est pas ton égoïsme qui te rend stérile. Cela te pose peut-être un problème métaphysique que de faire plaisir aux parents ?

        -    Métaphysique, je ne sais pas, mais physique, oui. Pour avoir un môme, faudrait déjà dégoter un étalon, et je n’ai pas ça en rayon en ce moment, c’est marrant, non ?

        -    Ecoute, je crois que tu devrais d’abord te prendre en main. Regarde-moi ces cheveux ! Un cheval refuserait de bouffer le foin qui te pousse sur le crâne. Prends exemple sur quelqu’un de valable. Si tu veux, je…

 

Voilà, celle qui parle et que je coupe dans ma tête, c’est Isabelle, ma chère sœur. Elle est gentille dans son genre, mais futée comme une belle de Fontenay. C’est dimanche, c’est la fête des mères, et tout le monde est là, p’pa, m’man, Isabelle, Claire, mariée à Beau-frère, et Malcolm, leur « petit chérubin des prés ». Et évidemment, comme chaque année, on discute ferme sur ma situation de célibataire endurcie. Chacun y va de son couplet frelaté : yaka ! Taka ! Une vraie incantation de sioux qui me scie les oreilles. Au début, chacun y allait mollo, mais les années passant, on ne s’embarrasse plus d’euphémismes ; on y va franco. C’est le privilège des années que de lâcher du lest. Après tout, elle a le dos large, la Rachel.

        Ce n’est pas tant le manque de prétendants que l’apparition de mes premiers cheveux blancs qui inquiète le plus mon père ; ma mère se demande quand elle aura l’auguste joie d’enfiler les rollers de super mamie ; et ma sœur Claire, avec ses airs blasés coincés dans un tailleur Prada, mais avec plus d’expériences sexuelles à son actif que Madonna, JFK et frère Bonobo réunis, se demande si elle deviendra un jour Tatie…

Cette année, ils s’étaient tous donné le mot.

-      On a une petite surprise pour toi, Rachel.

-      Ah ouais ?

Je déteste les surprises ; ça rime avec emprise.

Et voilà qu’ils parlent tous à la fois. Seul le petit Malcolm se tait. Il me regarde d’un air de dire « sont tous devenus barjots, ma parole ». Tous ont décidé de conjuguer leurs talents ineffables pour servir une noble cause : me dégoter LE mâle de ma vie. Je ne dis rien. Je laisse dire. J’ai l’habitude. Je les observe, tous ces gens qui forment MA famille. Ils vivent autour de moi, s’agitent comme des poissons dans un bocal et moi, je reste là, pétrifiée par leurs certitudes, engluée quelque part entre hier et demain. Je regarde mon assiette. De la salade de boulgour. Beau-frère fait la grimace. Pour un carnivore grande gueule, dur dur de s’aligner sans bruit ni fureur devant un plat végétarien préparé avec amour par Belle-maman.

        C’est dans ces moments de grande solitude que j’envie le plus mon pote Umberto. Lui n’a pas de problème avec sa famille puisqu’il n’en a pas ou si peu : une mère accro aux amphètes, un père confit dans le muscat, un frère en cabane suite à un hold-up raté au Monoprix de Valenciennes. La totale. Umberto crèche dans un chalet alpin paumé à plus de 2000 mètres d’altitude, entouré de bouquetins, de buses et de lapins qui se battent les mirettes de votre cycle d’ovulation et de la fréquence de vos coïts.

        Comme tous les ans, il y a du pudding au dessert. Je les trouve bizarres cette année. Enfin, je veux dire, plus que d’habitude. Mon filleul Malcolm ne cesse de me reluquer du haut de ses huit ans avec une curiosité non dissimulée. Mais Isabelle se lève, plante son regard droit dans le mien et prend cette voix horripilante à la Barry White :

        - Rachel, tu te souviens de mon séminaire en Norvège l’année dernière ? Je me suis fait un sacré réseau de contacts là-bas.

Pour ce qui est du contact, je veux bien la croire.

Toutes les fesses poilues d’Oslo ont dû y passer.

-      Eh bien, sache que je t’ai concocté un rendez-vous galant avec l’un de ses autochtones.

        Je la regarde, je les regarde tous, interloquée, une cuillère de pudding plein la bouche.

 Ils n’ont pas osé quand même !

-      Cela n’a pas l’air de te faire plaisir…

-      C’est une blague ?

 

        Famille de dingues ! J’aurais mieux fait de me faire hara-kiri avec le bistouri de la sage-femme quand j’ai eu l’idée malheureuse de quitter douce planète Utérus.

-      Tu rêves Rachel ! Tu as rendez-vous demain soir avec Olof. Quand tu le verras, crois-moi, tu me remercieras. Olof, c’est Kirk Douglas dans Les Vikings en mieux.

óóó

 

Le lendemain, je me retrouve dans un restau scandinave. Ma sœur m’a roulée dans la farine. Kirk Douglas sans sa fossette au menton n’est pas Kirk Douglas, et Olof n’est pas Kirk Douglas. Il arrive, il est là, tellement droit dans ses chaussures que la lettre i paraît bancale à côté. Et, avec ça, un accent à couper au fil des heures.

        D’entrée de jeu, je touche un point sensible : Bergman. Entre vous et moi, quand on s’ennuie ferme, mieux vaut se faire un Disney aux propriétés émollientes et ne pas enfoncer le couteau dans son petit cortex meurtri en visionnant un film d’Ingmar Bergman. Malheureusement, pas de bol pour moi, c’est le réalisateur préféré d’Olof.

        - Pourtant, il est Suédois et toi Norvégien ! Je pensais que c’était la troisième guerre mondiale entre ces deux pays !

                           Olof me regarde glapir mes conneries. Je ne sais pas quoi dire. Je ne vais quand même pas lui parler de mon boulot d’assistante sociale. Ce n’est pas aussi palpitant que la description en détail de l’île de Gotland, ses plages de sable blanc, ses forêts de pins enivrants… En sirotant mon quatrième verre de pinard, je me rends compte que le sourcil droit de mon viking est plus relevé que le sourcil gauche ; ça lui confère un regard glacial et hautain, un regard de nazi en goguette.

-      Tu n’aimes pas Bergman ? Mais c’est un pur génie !

-      Si, si, j’aime bien. Mais, pour tout te dire, je préfère Hitchcock.

Je commande un kir framboise que j’avale à la vitesse Mack 3. Si je le pouvais, je me noierais volontiers dans ma coupe, mais mon fessier en goutte d’huile ferait tache.

-      Vous, les Françaises, vous ne crachez pas sur la boisson, hein !

A la fin de la soirée, Olof me raccompagne chez moi. Dans la voiture, il y a un paquet qui m’est destiné. Olof ne descend pas. Il a sommeil et doit se lever tôt demain à cause d’un séminaire sur les déchets recyclables au Zimbabwe. Il ment, mais ce n’est pas grave car moi, je n’ai pas sommeil et je n’ai pas de séminaire de prévu (du moins, jusqu’à ma prochaine vie).

-      Merci pour cette délicieuse soirée.

Quelle hypocrite je fais.

-      Passe le bonjour à Isa. Ta sœur est géniale, mais ça, tu dois déjà le savoir.

(Sous-entendu : ta sœur est une bombasse, et toi une nullasse)

Ma sœur, je l’avais oubliée celle-là.

 

        Agenouillée sur mon tapis vieux comme Hérode, le teckel du 3e, j’ouvre le petit paquet : du Bergman. J’aurais dû m’en douter. Je me tape donc allégrement Le Septième Sceau et Cris et chuchotements en V.O. sous-titrée. Un bonheur… Je m’ouvre une bouteille de champagne pour fêter ma réinsertion dans la vie culturelle, un mathusalem que je sirote toute la nuit, le cœur lourd et l’estomac sec. De toute manière, demain, je ne travaille pas. C’est Dimanche et Dieu se fout de mon existence.

 

óóó

Le téléphone sonne. C’est Umberto ! Il appelle rarement, mais quand c’est le cas, ça dure des heures. Je lui explique que j’ai mal aux cheveux, au crâne, que ce dernier a été provoqué par un abus de films suédois sous-titrés en français. J’en ai les yeux qui pétillent encore d’avoir eu à décrypter dans le noir les lettres blanches en bas de l’écran poussiéreux. Umberto éclate de rire. Il trouve que je suis une rigolote. Jamais compris. Je me trouve triste comme la pluie, moche comme un cul de mandrill, au final sans intérêt. Il me parle de son cousin lointain, Shawn. Un anglais pure race. Umberto souhaiterait que je lui fasse visiter la ville. Je comprends tout de suite que lui aussi a été mis dans le coup. Sans doute initié par l’ayatollah qui me sert de mère. Traître, tu t’es laissé emberlificoter dans les rets de l’impitoyable mafia familiale !

        Et voilà que je me retrouve la semaine suivante en compagnie d’Hugues Grant, les dents de lapin en moins et l’œil tombant en plus. Shawn se colle aux fourneaux. Au menu : haddock bouilli et plum-pudding. Jamais aussi bien mangé de ma vie.

-      Dis-moi, Rachel, est-ce que tu aimes le jazz ?

        Ah, nous y voilà : la question-test. J’hésite. Le jazz, le classique, ce n’est pas mon point fort. A part Glenn Gould et Richard Clayderman, j’y connais que dalle. Mais Shawn est tellement craquant dans son bermuda rose buvard. Ce n’est certainement pas le moment d’afficher une vacuité intellectuelle qui serait présentement des plus malvenues.

-      Euh oui, un peu…

-      Moi, mon préféré, c’est incontestablement Artie Shaw. Tu aimes Artie Shaw ?

        J’affiche un sourire de Joconde béat. Si je l’aime ? Le cœur surtout, avec de la vinaigrette, of course !

 

óóó

 

        A la suite de cette séance musiculinaire décevante, ma mère se décide à prendre ma vie à bras le corps. Ma mère a le goût des autres. Elle ne supporte plus de me voir traîner mes savates pourries cloîtrée dans mon F2 et m’invite au restau grec.

        - Je vais te présenter Yannis. C’est le patron. N’oublie pas d’avaler un tranxène car tu vas tomber raide morte quand tu vas le voir.

        En effet, entre le tzatziki et la moussaka, Yannis fait couleur locale. Je me penche discrètement vers l’oreille de ma mère.

        - M’man, ce n’est pas mon type d’homme et j’aimerais assez que tu me lâches les baskets maintenant.

Mais bizarrement, lorsque j’ai quelques récriminations à formuler à son endroit, Mère

a comme qui dirait des problèmes d’audition.

        - Allons, fais pas ta difficile. Yannis est beau gosse, non ? On dirait un chippendale. Et en plus, il est riche. Tu seras heureuse avec lui. Regarde comme il te regarde !

 

Je me retourne. La curiosité est un vilain défaut, surtout lorsqu’elle est suscitée par sa propre mère. O.K., Yannis me mate la nuque, mais comme il materait une méduse tétraplégique se dorer la pilule sur le rivage de la mer Egée.

-      M’man, tu l’as payé ou quoi ? Il regarde ses feuilles de vigne avec plus d’intérêt.

Partons d’ici, je me sens mal à l’aise.

        Mère a l’air désappointé. Qu’a-t-elle bien fait au bon dieu pour qu’il lui donne une fille aussi… décalée ? Les enfants ne sont que source d’ennuis et de lassitude. Enfin, c’est comme ça. Et elle avale son ouzo cul sec.

-      Tu es divinement égoïste, ma chérie. Ne compte plus sur moi dorénavant.

Jusqu’à la prochaine fois…

        Au moins, ce jour-là, Mère n’aura pas eu à payer son café tassé. Offert par Yannis, après mon départ précipité, avec les compliments de la maison.

óóó

        Ma sœur Claire me présente deux semaines après le frère de son collègue de bureau. Elle me montre une photo. Un Marocain aux yeux gris avec des Weston brillantes aux pieds. Je commence à me prendre à leur petit jeu malsain à tous et ne me départis pas de mon calme. Claire me parle de lui avec emphase. Jawad cherche une épouse. Moi un bon coup.

-      Rachel ! Comment peux-tu être aussi vulgaire ?

        -   Et toi, répliqué-je, comment peux-tu être aussi hypocrite ? Pourquoi ce mec serait-il séduit par ma cellulite et ma peau granuleuse façon crumble ?

-      Pfff ! Tu exagères toujours tout. Déjà petite…

-   Quoi ? Cela fait des mois que vous complotez comme des rats derrière mon dos et je devrais la fermer ?

Claire fait comme si elle n’avait rien entendu. C’est bien la digne fille de sa mère. Et elle continue son panégyrique, imperturbable.

-      En plus, il a une licence de philo.

        -     Raison de plus ! Ceux qui font philo sont les pires. Tu ne lis jamais Pierre Bellemare ? Ils se bourrent la cervelle de bouquins incompréhensibles, ça leur bouffe la vie et celle des autres. Ils font en sorte que tu tâtes du Zarathoustra dès l’aube. Merci bien. Après, ce qu’il ont lu, ils le mettent en pratique sur toi, et si c’est du Nietzsche, tu t’en prends plein la poire pour pas un rond ; et ils vomissent tout leur mépris, leur rancune, leur désespoir d’être né sur cette terre de granit, du vomi sacerdotal partout sur ta pauvre carcasse d’être humain, trop humain.

        Claire s’impatiente. Elle n’entend rien à tout ce charabia. Parfois, des mots me sortent de la bouche sans que je les contrôle vraiment. Je m’entends parler et je trouve ça chouette, cette puissance éphémère. Claire toussote. Les créoles qui encadrent son visage bombardé d’U.V. ont soudain la danse de Saint Guy et c’est joli.

-      Fais un effort, Rachel.

O.K., lui réponds-je malicieusement. Mais que ce Jawad m’envoie donc un C.V. complet.

Je pensais être débarrassée à jamais de toute cette histoire. Que nenni. Jawad m’envoya bel et bien un C.V. et une photo où on le voit de dos, ainsi qu’une lettre de motivation explicite : une feuille de 80 g à vue de main, blanche, immaculée, pure. Le désert de l’Humanité tout entière couché là, entre mes doigts tremblants.

        Ce soir-là, pas de champagne. Ecouter Kate Bush et ne boire que les larmes versées directement dans l’antre de ma propre béance.

 

óóó

 

        Beau-frère aime bien les défis. La preuve : il a épousé ma sœur. Enfin, voyant que sa femme s’y prenait comme un manche avec moi, il me présente son pote de toujours avec qui il partage ses passions : le football et le point de croix. Simone est italien. En France, quand on est un homme et qu’on s’appelle Simone, ça peut la foutre mal, mais Simone a de l’humour, ce qui est un trait de caractère assez rare chez le spécimen mâle. De plus, Simone est le genre de type à te mijoter un minestrone du tonnerre, à te concocter un risotto d’enfer, à te faire déguster un sabayon au marsala à se taper le coquillard par terre et à te mettre aussi nue qu’un ver de terre plus vite que l’éclair. Mais Simone a deux gros défauts : c’est le meilleur pote de beau-frère et, le moindre, il aime le foot. Et je me suis toujours juré de ne pas attraper le ballon avec un mordu du ballon rond. Il y a des limites décentes à ne pas dépasser…

 

óóó

 

        Mon père, ce héros. Je le vois venir avec ses sabots qu’il a fort gros.

-      Viens ce soir avec moi au Mille pâtes, je vais te présenter quelqu’un de génial.

Je rencontre Eugène, donc, qui commence bien la soirée en choisissant un vin charnu et bouqueté. Mon père m’observe de biais, l’œil humide. Eugène est plutôt beau garçon, mais très vite, ce dernier s’évertue à nous faire partager son savoir indiscutable sur les différents cris d’animaux tout en les imitant à table. J’ai la désagréable impression d’être escortée par un animateur sous dexédrine dans une colo genre Vol au-dessus d’un nid de concons. J’apprends ainsi que le cygne trompette et que la caille margote. Soirée génialement inutile.

En rentrant chez moi, je me mets en boucle Road to hell de Chris Rea et commande un

Jéroboam de sublime champagne que je m’enfile hardiment jusqu’à ce que le jour pointe sa flèche cruelle dans mon œil hagard.

Mon père m’avoua un peu plus tard, penaud, qu’il avait « recruté » Eugène le génie par le biais des petites annonces. A ce jour, je ne lui ai toujours pas pardonné…

 

óóó

 

        Le mieux, quand on rentre du boulot, c’est de se vautrer dans son canapé et de se faire un bon film, la joue collée contre le compagnon de ses rêves. Ce dernier m’a été présenté par mon charmant neveu, Malcolm, qui prit pitié de sa pauvre Tatie esseulée. Malcolm est gentil, chaleureux comme un bouquet de lavande. Claire et Beau-frère ne le méritent pas. La vie est mal fichue. Des monstres sans qualités peuvent enfanter d’un ange aux mille couleurs.

        Un jour, petit Malcolm est venu me voir. J’étais assise devant la télé éteinte, les yeux fermés. Il m’a pris doucement la main : « Tatie Chel, je voudrais te présenter quelqu’un de bien. Il s’appelle Jesper. C’est un Danois et il est très gentil. Il cherche une maîtresse pour la vie. »

        Super, je me dis. Encore un qui veut ma peau… Mes yeux restent fermés pour mieux savourer la main moite et collante du petit garçon. Et tout à coup, je me rends compte d’une chose : je n’aurai jamais d’enfant. Cette pensée suffocante m’apaise l’esprit. La chose est dite. Tout va bien.

        La main couleur bonbons me presse davantage.

        - Tatie Chel, si tu dors, c’est pas grave. Je viendrai demain chez toi avec Jesper. Lui aussi est seul et en plus, il est très fort, tu verras !

        Mais qui est ce Jesper ? Dois-je me comporter en être responsable et informer les parents indignes que leur fils fraye avec un viking reniflant tous les derrières de France à la recherche de voluptés polymorphes ? Inutile. Cafter n’est pas dans mon vocabulaire. Et Malcolm m’en voudrait à mort.

 

Et voilà, depuis ce jour, je coule des jours heureux avec Jesper. Malcolm ne m’avait pas menti, Jesper est tapé comme un Apollon : une cage thoracique de bonne largeur avec un poitrail prononcé comme je les aime, et un ventre bien relevé en arrière. Jesper est le septième compagnon qui m’a été présenté, et il sera le dernier, quoi qu’en disent la famille et son cortège de critiques.

        Ce soir, nous regardons pour la énième fois Family Plot*, un saladier rempli de Dragibus coincé entre mes cuisses. Jesper pose sur moi un œil humide de toutou énamouré.

-      On est bien, là, tous les deux, hein Jesper ?

La truffe collée contre ma joue, Jesper manifeste sa joie de vivre.

-      Ouah ! ouah !

Sandra CHAMPAGNE-Ilas

* En français, complot de famille.

 


 

 

 

 

P5

 

PRIX SPÉCIAL "nouvelle en patois" Jacques HUET

de La Flamengrie

 

CH’ETOT ECRIT !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haut

 

Dins s’ n’horoscope, i étot marqué : « Attention, des ennuis vous guettent sur le plan professionnel, surtout en fin de semaine.»

        L’ vendredi, à 5 h ½  comme tous les jours, LEO est parti travailler, à vélo, à l’ fosse n° 6. Ches prédictions, i n’y pinsot même pus : el’ lind’main, ch’étot sam’di et i allot s’arposer pindant deux jours.

        Eun’ fos quitté « l’ salle ed’ pindus », i a décroché s’ n’accu et s’ lampe-capieau du banc d’ charge et i a pris place dins l’ cage1 qui, moins d’eun minute pus tard, l’ déposa, li et ses comarates d’ouvrache à l’étage 531.

        LEO, ch’étot ein chef d’ chantier et aveuc ses tros aides, i creusottent eun bowette2. Arrivés à l’indrot d’ leu ouvrache, i s’ont desbotés, i z’ont accroché leu musette, pris eun’ chique d’ toubac, bu eun’ rasade d’ café à leu bout’lot3 et ravisé in détals l’état de ch’ chantier.

        Pindant pus ed’ deux heures i z’ ont foré des mines dins l’ bruit d’infer d’ ches perforateurs et ch’ nuache d’ vapeur d’ieau qui dégageotent. Après l’ nettyache d’ ches tros d’ mines, i l’ z’ont rimplis aveuc des cartouches et des bourres d’ sable. Pis i z’ont arloyé ches fils d’amorces d’ zous l’oeul de ch’ bout’feu qui allot raccorder tout cha à s’ line d’ tir4.

        Après cha, tou l’ monde s’a arculé de l’ distance réglemintaire pou’ éviter ches projections d’ caillaux au momint d’ l’esplosion. Assis d’sus des bouts d’ planque, i z’ont craché leu chique, rincé leu bouque d’eun rasade d’ café et déballé leu musette. Pis i z’ont comminché à mordre dins leus tartines d’ saindoux. Pindant ch’ temps là, ch’ bout’feu i avot déroulé sin cable jusqu’à là, et après avoir crié : « Attintion : mines ! », i a tourné l’ peugnée de s’ n’esploseur. Eun’ courte rafale d’ fortes esplosions s’coua toute l’ gal’rie et, pourtant, pos ein d’eus n’ sursautta : l’ahabitude !

        Mais i fallot s’ dépêcher d’ finir sin briquet5 pasque ch’ lourd paquet d’ funquere6 noire et acide n’allot pos tarder à invahir l’ bowette, poussée par l’ courant d’air sorti d’ ches buses d’aérache grâce à ch’ gros ventilateur blindé.

        Quand que l’ funquère est arrivée d’sus euss, i z’avotent déjà raccroché leus musettes et après avoir collé d’sus leu nez et leu bouque l’ tissu d’ leu béguin7, i z’ont traversé rapid’mint ch’ nuache suffoquant – qu’ ches lampes-capieaux arrivotent difficil’mint à percher – pou’ arjoindre l’indrot d’ leu traval.

        Là i n’ leu « restot pus » quà culbuter ches caillaux qui risquotent d’ leu tomber d’sus, avincher ches allonges pou’ i placher ches couronnes d’ cadre8 et aucor, déblayer ch’ paquet d’ terres aveuc l’ pell’teuse. A grand cops d’ godet, LEO rimplichot ches barroux9 aveuc eun’ précision presque mécanique, à fait qu’ ches aides dégageotent les « pleines » pou’ l’ ses rimplacher par des vides.

        Eun’ fos l’ gal’rie déblayée, ches cadres d’ soutén’mint posés et ches mézières troussées10 mes gins i z’ont arpris leus perforateurs et intamé ch’ deuxième cycle.

In fin d’ poste vers midi et d’mie, eun’ heure moins l’ quart, et après avoir tant sué au boulot, i z’ont arpris, in pus d’ leu musette, leu grosse capote pou’ l’ zes protéger de l’ frodure tout au long de ch’ transport in berlines, mais aussi et surtout pindant l’armonte dins ch’ puits glacial.

        Au jour, i s’ sont dépêchés d’ traverser l’ carreau d’ fosse11, d’ déposer leu lampe à ch’ banc d’ charge de l’ lampisterie, pou’ artreuver, in vitesse et aveuc plaiji, l’ caleur d’ ches bains-douches. Avant l’ séance d’ décrassache, LEO, privé d’ nicotine pindant huit /neuf heures, alluma eu’ cigarette et aspira goulumint l’ première goulée d’ funquère. Ch’est à ch’ momint là qu’i a arpinsé à ch’ fameux horoscope.

        « Ch’est vraimint n’importe quo, ches predictions : contrair’mint à chu qui étot marqué, me v’la chi à l’ fin du dernier poste de l’ semaine, et j’ n’ai point eu d’ misères d’sus l’ plan professionnel !! »

        I a donc pris eun’ bonne douche et, après s’être rasboté, i a arpris l’ route de s’ mason. Tiête baissée à cause de l’ frodure, i appuyot à fond d’sus ses pédales. A ch’ premier carr’four de l’ rue de l’ fosse, i a jeté ein tiot cop d’oeul à droite, mais, au même momint, est arrivé d’sus s’ gauche, eun’ carette qui roulot à tout berzingue. LEO i a tourné sec, mais trop tard : l’aile avant droite d’ cheul voiture l’inveya dinguer d’sus ch’ trottoir.

        Ch’ est bin pus tard qu’ LEO s’ réveilla… à l’hôpital. I avot s’ figure toute machucrée et eun’ gambe cassée. Quand qui a rouvert ses yeux, i a été tout surpris d’ vir MARIE, s’ fimme, et ANTEK sin meilleu comarate.

        Eun’ fos qu’i a eu complèt’mint arpris ses esprits, i n’a point pu s’impêcher d’ leu raconter s’n’ histoire d’horoscope. Alors, ANTEK, sérieux comme ein pape, li a dit : « Ches astres n’ se sont point trompés : comme t’as été culbuté in arvenant d’ouvrer d’sus l’ route qui mène directemint de l’ fosse à t’ mason, ch’est ein accident du traval. T’as donc bin eu ein ennui d’sus l’ plan professionnel ! »

        « Arrête, ANTEK, arrête, n’ me fais pos rire, j’ai du mau à toute m’ figure. Mais, aucor heureux que j’ n’ai point fait ein détour pou’ aller faire eun’ baisse à m’ mère, pasque là j’ n’aros pu été d’sus l’ route de l’ fosse et, du cop, cha n’étot pu ein accident du traval. Te t’ rinds compte, à quo qu’ cha tient ein horoscope ? »

        « In parlant d’ cha », qu’al dit MARIE, « mi j’ sus Capricorne et, pou’ l’ semaine qui vient, m’ horoscope de ch’ programme télé i dit : « Vous allez être comblée sur le plan de l’intimité et notamment avec votre conjoint » Eh bin ! Min LEO, ach’ teure que te v’là d’sus l’ cul pou’ eun’ paire de s’maines, j’ me deminde bin commint qu’in va faire ? »

        « Te vos bin, qu’ tout cha ch’est des cacoules ! »

1  « l’ cage "  ................................................                L’ascenseur    

2  « bowette »……Galerie destinée à reconnaître le gisement et découvrir des veines de charbons susceptibles d’être exploitées

3  «bout’lot »....................................   Gourde en métal

4  « s’ line d’ tir ».............................   Fil électrique

5  « briquet »....................................   Casse croûte

6  « funquère »..................................   Fumée

7  « béguin »...................................   Coiffe légère qu’on place sous le casque

8  « couronnes d’ cadre "…………Partie supérieure d’un cintre de soutènement métallique constitué de la couronne et de deux pieds

9  « barroux »...................................   Berlines vides

10 « mézières troussées »..................   Parois garnies de grilles et de cailloux plats

11 « l’ carreau d’ fosse »...................   La cour de la fosse     

                                                                       Jacques HUET

 

 

 

P6

 

 

4ème  PRIX       Guy LEFEBVRE de Lille

 

LES MARRONS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haut

 

                 Des quatre saisons, c’est l’automne que je préfère. Non, je ne vais pas vous parler du concerto de Vivaldi, mais des saisons, les vraies, celles que l’on évoque à tous propos, surtout depuis qu’il n’y en a plus. Le printemps, trop délicat avec ses bourgeons trop graciles, ses rayons de soleil incertains, ses verts trop tendres, m’indiffère. L’été lascif, luxuriant a tout pour lui : ses aubes radieuses, ses après-midi étincelants, ses nuits câlines sous la voûte étoilée ; il m’exaspère. Quant à l’hiver qui est de toutes les morsures, de toutes les misères, autant ne pas l’évoquer.

C’est bien l’automne que je préfère avec les dernières apparitions du soleil qui tel un vieux cabotin quête d’ultimes applaudissements avant de quitter la scène ; c’est l’automne et ses débauches d’ors, de pourpres qui déferlent au cœur des sentes, des drèves ; c’est l’automne et ses premiers brouillards qui vous renvoient au tréfonds de votre âme. Mais à côté de ces nobles raisons, il en est de plus intimes que j’ose à peine évoquer ici.

 

« Venez, les grands, on va s’amuser à se chercher des marrons ! »

Aujourd’hui encore je ne peux donner un coup de pied dans un monceau de feuilles sèches sans que se profilent dans le nuage ainsi soulevé les traits sévères et troublants de Charline.

              « J’ai dit, que les grands : vous, les petits et les filles, allez voir chez votre mère si j’y suis ! »

Il n’y avait plus à discuter, personne ne résistait à Charline.

« Venez, on va aller chez la mère Scrive. »

Alors un frisson d’exaltation secrète nous parcourait.

On plantait là nos osselets, nos billes, nos frondes et on lui emboîtait le pas en échangeant des regards complices.

Nous, on était déjà des grands et pourtant Charline nous dépassait d’une tête. Elle avait même aussi plus de poitrine que sa sœur qui se faisait enlever chaque samedi par un négro de la base américaine qui venait l’échanger contre des cartouches de cigarettes, des boîtes de corned-beef et de pleines poignées de chewing-gum qu’il jetait sur la toile cirée de la cuisine.

Charline avait non seulement plus de poitrine que toutes les filles de son âge mais aussi beaucoup plus mauvais caractère.

Une fois elle avait traité la boulangère de voleuse, même qu’elle en avait laissé tomber toutes ses baguettes et qu’on avait dû l’asseoir sur une chaise et lui faire du vent pour qu’elle ne fasse pas d’infarctus.

« Venez, les grands, on va chez la mère Scrive ».

 Il ne s’agissait pas cette fois de se faufiler jusqu’au verger pour y chaparder des poires à la peau plus dure que le bois de leur queue et des pommes acides à s’en faire grincer les dents, mais d’aller se cacher dans la partie la plus sombre du parc, près d’un temple en ruine. D’après Pierrot, les romains venaient ici égorger des biches pour être certains de gagner contre les gaulois…

On restait tout contre le mur d’enceinte sous les ormes, les noyers et les châtaigniers centenaires, prêts à se sauver si la vieille sorcière venait à lâcher ses chiens, deux caniches blancs à ruban rouge.

              « Ici c’est la bonne place, ramassez des feuilles sèches et faisez bien attention de pas ramener avec, des crottes et des champignons pourris ! », criait-elle en dirigeant la manœuvre.

On ramassait fébrilement des pleines brassées de feuilles rousses.

« Maintenant asseyez-vous en rond autour de moi. »

Dans la précipitation, les boucles des sandalettes griffaient les chevilles, les tibias s’entrechoquaient, les mollets se couvraient de bleus.

« Recouvrez-vous. »

On ramenait vivement l’édredon de feuilles sur nos poitrines jusqu’aux aisselles.

« Et maintenant cachez vos marrons. Vous savez que vous n’avez pas le droit de bouger pendant que je les cherche, et celui qui rigole ou qui gigote, il ne compte plus que pour du beurre ».

D’abord sa main pleine d’écorchures, puis son avant-bras curieusement duveté et enfin son épaule blanche s’évanouissaient sous les feuilles tandis que sa gorge se dessinait,  profonde et fascinante. Les yeux mi-clos, elle fourrageait sous les feuilles en se mordant les lèvres.

« Sont rudement bien cachés, vos marrons ! »

On avait beau savoir que c’était certainement sa main fraîche qui remontait le long de nos jambes, on ne pouvait s’empêcher d’être inquiet à l’idée qu’un crapaud ou qu’une vipère se soit faufilé là-dessous au dernier moment.

« En voilà un beau ! », s’écriait-elle en brandissant la châtaigne.

« C’est celui de René, il a gagné un point ! »

Elle repartait aussitôt à la pêche, frôlant nos mollets, nos rotules, nos cuisses.

             A l’époque, c’est en ligne directe que l’on héritait des culottes courtes de nos aînés, ce qui nous laissait pendant quelques mois beaucoup d’aisance pour sauter les fossés, grimper aux arbres et pisser sur les mûres sans avoir à déboutonner la braguette ; il arrivait donc que, s’égarant dans sa progression, les doigts de Charline se trompent de cible.

« Tiens, qu’est-ce que c’est que ça, c’est pas des marrons ! »

Alors le sol s’évanouissait sous les feuilles, le souffle nous manquait et nous nous retrouvions sciés en deux, brûlant du bas, glacé du dos, les ongles plantés dans le gras de l’épaule du voisin, tandis qu’elle explorait consciencieusement les lieux avant de lâcher, laconique :

             « Non, c’est pas des marrons, c’est pas assez dur ! », et de reprendre ses investigations.

Une fois tous les marrons retrouvés, nous nous retrouvions forcément tous à égalité, c’est-à-dire les joues écarlates, le poil hirsute, le bas-ventre en feu.

             « C’est fini, maintenant, grouillez-vous, j’entends les chiens. », décidait-elle soudain.

             Alors, c’est les jarrets défaillants, l’esprit embué, la démarche hésitante qu’il fallait se sauver au plus vite, escalader le mur d’enceinte pour retomber, les jambes en coton, de l’autre côté.

« Vous avez zoué à quoi ? », demandaient les petits.

« Disez-leur rien. », intervenait Charline. « Le premier qui cafte, je lui arrache les cheveux et plus jamais je lui cause. »

Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’oserais raconter cette histoire à ma mère, ou à qui que ce soit.

                                                                                                                        Guy LEFEBVRE

 

 

 

 

 

 

 

P7

 

5ème PRIX        Gilbert BASQUIN  de Hallenwiller (67)

 

HELMUT

L’ALLEMAND QUI NE VOULAIT PAS

COUPER DES ARBRES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Haut

 

 

                                                                                               « Where have all the soldiers gone ?

                                                                                               Long time passing.

                                                                                               Where have all the soldiers gone ?

                                                                                               Long time ago...”

                                                                                               “Where Have All The Flowers Gone”

                                                                            (Paroles et musique de Peter Seeger & Joe Hickerson,

                                                                            à partir du Don Paisible de Mikhaïl Cholokhov)

 

             L’autre jour, le facteur m’apporte une lettre. Je m’empresse de l’ouvrir. Quelle surprise à l’intérieur ! Pas de mot, rien qu’un règlement polycopié d’un concours de nouvelle de la ville de C…

- Ah, me dis-je, encore un coup de ce farceur de cousin du Nord. Il sait que je suis paresseux et il veut me mettre à l’épreuve. Il veut que je lui écrive une nouvelle ? Eh ben, il va l’avoir !

 

             Justement la voilà. Et ça tombe bien car elle se passe précisément par chez vous, là-haut dans le Nord, par ces temps troublés de… Mais n’anticipons pas.

Cette histoire, je vous la raconte telle que je la tiens, authentique, véridique, plus vraie que vraie, de la bouche même de mon grand-père –un brave homme qui jamais ne sut mentir…

 

***

 

             «  Cet homme, vois-tu, il était parti à la guerre comme on va aux champignons : sans arrière-pensée… Au fond, c’était un homme simple que ce Helmut. Un doux garçon rose et blond, le poil rare, à la voix flûtée et à l’intonation chantante –comme les Alsaciens, « si t’aimes mieux », comme me disait grand-père dans ses expressions patoisantes.

             «  Le temps des premières fureurs guerrières passé, le front stabilisé et enterrés jusqu’au cou dans la guerre de position, en cantonnement à l’arrière, il avait découvert qu’on lui avait menti : les hommes - die Franzosen - et les femmes - die Französinen - étaient comme par chez lui ; il y en avait de bons, et comme partout - même chez lui, en Bavière - des abrutis.

             «  Dans ce petit village des alentours d’Orchies, il s’était vite fait accepter par la population d’abord effrayée en rendant de menus services. Par les chaudes journées de Juin, c’était le foin qu’il aidait à rentrer avant l’orage menaçant : combien de fois pouvait-on le surprendre à l’ombre des talus du chemin, attendant le retour des charrettes, en train d’agacer avec un brin d’herbe le corsage de la fermière aux aisselles moites !... Aux pires froidures de l’hiver, fendant allègrement le bois pour sa logeuse, quelque nostalgique chanson aux lèvres.

             «  Mais il s’était surtout fait une spécialité d’endormir les enfants grincheux.

             Un jour qu’il sirotait à l’estaminet de la bière fadasse de ménage – Ach, ce n’était pas celle de sa Bavière natale mais que voulez-vous, Mein Herr, es ist Krieg ! – voyant la femme du cabaret énervée après « s’n’infant », il avait proposé de le lui prendre : elle avait d’abord refusé – pensez, l’ennemi héréditaire, un « Prussco » (on avait encore la mentalité de la guerre précédente et on faisait l’amalgame : on n’était pas très ferré sur la géographie germanique) – mais finalement, à bout, s’était résignée.

- Oh non, bas gomme ça Madame, avait-il fait remarquer de sa voix chantante comme elle se disposait, à court d’arguments avec son marmot, à le lui déposer dans les bras, lui, confortablement installé sur sa chaise paillée, une polka d’Iwuy, - les enfants, ça veut de « l’âltitûte » ! (il prononçait comme ça, drôlement, de sa voix qu’il avait pointue, haut perchée, comme les gens de Lorraine, du côté de Saint-Avold, si vous les avez déjà entendus). Et s’étant levé et délicatement saisi du bambin, il avait alors esquissé quelques gracieux pas de valse – sans doute un air de chez lui, dans les montagnes – avec son précieux fardeau.

             C’est qu’il avait la manière, le bougre :

- Une deux trois, une deux trois… Um papa, um papa, um …

                             En trois temps, deux mouvements, mit Gefühl – avec zentiment – l’enfant était endormi.

 

***

 

             «  Depuis, au pays, on ne l’appelait plus que comme ça : « l’âltitûte ».

             Et, de fait, il n’avait pas son pareil pour bercer les « galmites » récalcitrants. Les p’tits bouts d’hommes et de femmes en furie, les « tiots drôl’ » qu’on ne sait pas ce qu’ils ont dans le corps mais sûr qu’ils peuvent vous pousser à bout – et peut-être même vous faire commettre l’irréparable, qui sait ?... Une femme du village venait-elle à perdre patience avec son rejeton, débordée dans sa lessive, ou ressentait-elle simplement le légitime besoin de souffler un peu, sa marmaille braillante toute la sainte journée sur les bras :

- Mais va donc chez l’ « âltitûte », qu’on lui disait, tu sais, ce Bavarois cantonné chez la mère Sartiaux…

             Et bientôt élevés au ciel dans ses robustes bras roses au blond duvet, il leur chantait une berceuse de chez lui : « Schlaf, Kindlein schlaf »1: « el’ canchon dormoire », le « Dors min ‘tiot Quinquin » de Desrousseaux avait trouvé son maître au pays de la chicorée !

             Et prenant à témoin toutes ces mères et grand-mères les poings sur les hanches, - étonnées et subjuguées à la fois :

- Ce qu’ils ont, mesdames ?...

« … de l’âltitûte, Fräulëin, ils veulent de l’âltitûte !

 

             «  Cela faisait des jaloux, bien sûr, mais les pères mobilisés étaient Dieu sait où ; on n’était pas regardants, allez, par ces temps troublés et puis « te sais » - me confiait grand-père – « min ‘tiot fiu, en définitive à la guerre comme à la guerre ! »

 

***

 

«  A la saison, il se régalait de clafoutis, de ces belles tartes aux fruits – tartes « aux prones de grand-mère », avec ces grosses prunes dorées qui semblent vous faire de l’œil dans la pâte blonde – aux poires fondantes, tartes au « chuque » de « ma matante ». Conquis à son tour, il écrivait à ses parents :

- Ah, mes chers parents, si vous pouviez goûter les tartes qu’on fait par ici…

                             Il humait de loin la bonne odeur sure de la pâte qui lève. Pétrissait-on secrètement quelque douceur en cette période de restrictions, qu’il surgissait à l’improviste. Arrivé par derrière, taquin, il vous dénouait prestement les cordons du tablier de sa logeuse, la veuve Sartiaux, surprise les mains dans la farine :

- Oh, s’esclaffait-elle en se retournant tout ébaudie : Helmut, du bist ein gross Filou !... De cette tarte (faisant le geste d’un doigt passant sous le nez) – tintin, Helmut, vous n’en aurez pas… comme l’Alsace et la Lorraine !

 

Mais lui, rigolard, en petit nègre, pointant un doigt boudiné préalablement plongé dans la pâte sur son interlocutrice réjouie :

- Vous donner moi Rezept !

- Retsèpe ?

- Oui, Ja – Rezept !             

             Enfin on avait compris qu’il parlait de la recette et on lui donnait– oh, la barbe ! – la recette de la tarte à la rhubarbe ou celle de la « kolossal Konfitüre » aux fraises du beau-frère qui le comblait d’aise, qu’il s’évertuait ensuite des jours durant à transcrire dans son idiome qualifié de « barbare ».

             Mais peine perdue : il s’énervait chaque fois qu’il recevait du vaguemestre du courrier en retour de chez lui :

- Ach, s’écriait-il dépité, secouant la tête de désolation, on n’a pas « les mêmes » chez nous ! (il voulait parler, bien sûr, des variétés de fruits).

 

***

 

             «  Et puis, après les ultimes contre-offensives de 1918, le moment de la retraite était venu : l’arrivée massive de troupes américaines fraîches faussait le petit Kriegspiel bien huilé de ces Messieurs de l’Etat-Major ! Bientôt il fallut se rendre à l’évidence : la guerre était perdue et pour le coup commençait la terrible politique de la terre brûlée. Bref, toutes ces âneries dont la soldatesque patentée de tous les pays – la bêtise internationale dont le mot d’ordre pourrait être : « Imbéciles de tous les pays, unissez-vous ! » s’indignait grand-père – est capable : galeries de mines inondées, saccage des usines, casse des ateliers, métiers à tisser rendus inutilisables…

             Depuis le début des hostilités, on lui avait fait avaler bien des couleuvres : il se souvenait, entre autres, de Péronne, de la cité dévastée et de la gigantesque pancarte dressée à l’intention des premiers arrivants – les Britanniques – après le départ des troupes allemandes devant les ruines de l’hôtel de ville : « Nicht ärgern, nur wundern »2. Et maintenant, pour couronner le tout, voilà maintenant qu’on lui ordonnait de scier à la base des arbres.

             Gott im Himmel3! Des arbres fruitiers qui ne lui avaient rien fait…

 

             «  Tout son être se révulsait à cette idée.

- Nein ! avait-il répondu à la stupéfaction de ses camarades devant sa hiérarchie consternée. Lui d’un coup buté – « stur »4 est le mot, lui jusqu’ici si docile, - « ein guter Kamerad ».

 

- Sie wollen nicht ? avait répété son capitaine.

             « C’est un ordre ! avait-il éructé enfin. Puis il avait sorti de son fourreau noir son arme sinistre sous le pâle soleil de Novembre. Oh, qu’ils étaient loin les derniers feux d’Octobre et l’éblouissement de Septembre – la saison des confitures !...

- Je ne fais pas la guerre aux arbres, nein, avaient été ses derniers mots.

 

             «  Dans le cimetière allemand de B… où sont regroupées les tombes disséminées de soldats tombés aux quatre vents de la Picardie, parmi ces tristes alignements de croix noires qui vous font froid dans le dos – rien à voir avec ces blanches sépultures anglaises des troupes du Commonwealth qu’on dirait là de toute éternité avec cette majestueuse mise en scène de la Mort – il n’est pas rare – hélas ! – de trouver l’inscription : « Ein Unbekannter Deutscher Soldat »5. Mais un œil averti ne manquera pas d’aviser cette énigmatique tombe anonyme surmontée d’une curieuse épitaphe en Français : « A l’altitude », fleurie chaque année d’une fleur de pommier :

             En vérité là-dessous repose Helmut, le brave soldat allemand qui ne voulut pas couper des arbres fruitiers…

 

«  Vois-tu, min ‘tiot, concluait grand-père, les gens du Nord ne sont pas des ingrats. ».

 

                                                   Gilbert BASQUIN

 

1 « Schlaf, Kindlein schlaf“ » : « Dors, petit enfant dors » – chanson aux paroles ô combien prémonitoires :

« Schlaf, Kindlein, schlaf !                                   « Dors, petit enfant, dors !

der Vater hüt’ die Schaf’.                                                        Le père garde les moutons

Die Mutter schüttelt’s Bäumelein,                          La mère secoue le petit arbre

Da fällt herab ein Träumelein.                            Il en tombe un petit rêve.

Schlaf, Kindlein, schlaf ! »                                   Dors, petit enfant, dors ! »

 

2 « Nicht ärgern, nur wundern » : Littéralement : « Ne vous fâchez pas, étonnez-vous seulement » – inscription sibylline visible à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.

3« Gott im Himmel ! » : Dieu du Ciel !

4« Stur » : têtu, entêté, borné…

5« Ein Unbekannter Deutscher Soldat“:  Un soldat allemand inconnu